Les lecteurs de «Rock & Folk» connaissent bien maintenant Marcel Dadi grâce à la rubrique de technique instrumentale qu'il tient dans ces
colonnes; grâce aussi à son 33 tours «La Guitare A Dadi» qui a déjà été présenté ici. Ce qu'ils connaissent moins, en revanche, ce sont les musiciens,
grands guitaristes country, qui l'ont guidé et inspiré dans sa démarche musicale. J'ai donc retrouvé Marcel chez lui, entre un Revox et une splendide
guitare acoustique amplifiée «Ovation», instruments de travail indispensables, pour parler avec preuves à l'appui de ces stylistes trop ignorés du
public rock, bien que le rock ait souvent reçu leur influence: à savoir, principalement, Chet Atkins. Merle Travis et Doc Watson. Bonne occasion
aussi pour en savoir davantage sur les nombreux projets de Marcel Dadi lui-même. Pour nous mettre dans l'ambiance, nous avons commencé par écouter
un morceau de... Chet Atkins. avec le fameux saxo nashvillien Boots Randolph.
Rock and Folk : Pour toi, Marcel, Chet Atkins. c'est le grand maître. presque le «dieu»?
Marcel Dadi : Chet Atkins a ma préférence parce que l'on retrouve réunies chez lui les qualités de tous les guitaristes: c'est le type qui joue bien dans tous les styles. Alors, pour un type qui apprend à jouer, c'est un peu le rêve. Il a aussi une manière bien à lui de présenter les choses, et il sait donner de l'intérêt aux morceaux les plus insignifiants. Et puis c'est un arrangeur hors-pair, pas comme n'importe quel guitariste classique par exemple, qui se contenterait de reproduire à la perfection un morceau existant. Un autre truc qui m'a plu, c'est qu'il met de l'humour dans sa musique.
R.F : Donne-nous des exemples de cette diversité de styles.
M.D : Eh bien, cela va de Chopin <surtout Chopin> pour le classique, à la samba et à la bossa-nova, en passant par le country bien sûr et le rock. C'est quand même lui qui a influencé Presley, et pour s'en rendre compte il n'y a qu'à l'écouter, Le son nashvillien des années 50, c'était lui. Il faut dire qu'il est depuis longtemps directeur artistique chez RCA, et qu'il a supervisé les enregistrements d'un tas d'autres artistes enregistrant pour cette marque. Quand un guitariste ne fait pas le bon accompagnement, il met la main à la pâte. C'est ainsi qu'on l'entend sur plein de disques, sens que son nom soit toujours crédité.
R.F : Quand et comment as-tu découvert Chet Atkins7
M.D : Je l'ai découvert il y a plusieurs années, alors que j'étais fan des Shadows. Au point de vue guitare électrique, je n'imaginais pas qu'il puisse exister quelque chose de mieux. Et puis, dés que j'ai écouté Chat Atkins, je me suis rendu compte que les Shadows. une large part de leur musique, c'était un plagiat de lui. J'ai beaucoup aimé les Beatles par la suite, et un beau jour je me suis aperçu que leur point commun avec les Shadows (point qu'Alain Dister n'a pas signalé dans son bouquin sur les Beatles). c'était d'avoir été influencés par Chet Atkins.
R.F : D'un point de vue technique, personnellement, qu'est-ce que ça t'a apporté?
M.D : Ça m'a fait entrevoir toutes les possibilités qu'il y avait en ne jouant pas seulement avec un médiator (flat-pick), mais avec tous les doigts, ce qui permet d'harmoniser soi-même les soli sens le secours d'un second musicien.
R.F : Quels sont les musiciens préexistants qui ont pu influencer Chat Atkins lui-même?
M.D : Merle Travis, au moment où Chet a débuté, était vraiment installé comme le maître de la génération précédente du country, Il y avait aussi Les Paul, et l'influence de Django Reinhardt. A ce propos, il faut noter l'admiration immense de Chet pour Django, puisqu'il a dit un jour: «Il avait des idées vraiment terribles; écoutez-le et essayez d'imaginer une section rythmique moderne derrière lui et vous comprendrez ce que je veux dire». En fait, on peut dire que Chet Atkins a amené le jazz dans le country.
R.F : Plus techniquement, comment se singularise le «finger-picking» des guitaristes country?
M.D : Ça consiste à louer en même temps la mélodie du morceau, la section rythmique en jouant sur les basses assourdies et l'accompagnement sur la troisième basse (voir ma rubrique, c'est expliqué).
R.F : Quels sont les rapports entre Atkins, Merle Travis et Doc Watson?
M.D : On sait que Doc Watson a donné à son fils la prénom de Merle, mais Chet Atkins en a fait autant pour sa fille, ce qui est vraiment l'hommage suprême à Travis! Sur le triple-album «Will The Circle Be Unbroken» du Nitty Gritty Dirt Band, on entend la «première» rencontre entre Doc Watson et Merle Travis, où ils se font des compliments mutuels à propos de leurs disques; mais en fait, je ne peux pas croire qu'ils ne s'étaient jamais rencontrés avant cette séance. Quant à Chet Atkins et Merle Travis, ils se sont rencontrés et estimés depuis longtemps. Il y a un album d'hymnes religieux par Chet Atkins. avec des notes de pochette très chouettes par Merle Travis.
R.F : Comment t'expliques-tu que Chet Atkins, vu la richesse de son invention musicale et son prestige aux Etats-Unis, soit à ce point inconnu en France?
M.D : Je crois que les gens, an France ou ailleurs, ne peuvent jamais connaître que ce qu'on leur propose. Or RCA France n'a pas fait d'efforts de promotion sur lui, c'est le moins qu'on puisse dire: seulement deux ou trois albums, sur une cinquantaine, ont paru chez nous. Chet a fait des tournées de concerts triomphales partout dans la monde, et dans tous les pays d'Europe, sauf naturellement en France. Mais, dés qu'on sort de France, on trouve des disques de Chet Atkins partout an Europe, y compris dans les Monoprix; par exemple, j'en ai acheté treize différents en Hollande.
R.F : On pourrait tout de même ajouter une autre raison, à mon avis plus profonde: c'est que la country est au fond un des styles de musique les plus terriblement américains. Cet attachement à un terroir que l'on revendique, cette naïveté parfois désarmante, tout cela crée un «esprit» étroitement lié au country, et qui est très mal perçu en France. Regarde, ça se retrouve jusque dans l'habillement des musiciens ou dans la décoration de leurs instruments (cf. les pochettes de disques country. l'ambiance du Grand Ole Opry, etc).
M.D : C'est vrai qu'on ne connaît pas ça en France: par exemple, on s'est foutu de ma gueule parce que j'avais fait incruster mon nom en lettres de nacre sur le manche de ma guitare électrique. En fait, presque tous les musiciens country font ça: Johnny Cash, Merle Travis et bien d'autres ont des inscriptions de nacre sur leurs guitares. Seulement, il faut dire que (contrairement à un préjugé trop répandu) le country est une musique sophistiquée et on ne peut absolument pas lui reprocher ce trait de caractère, cette recherche de la difficulté technique chez les guitaristes, du spectaculaire. On admet parfaitement le spectacle du cirque, même avec ce qu'il peut avoir d'artificiel, alors pourquoi ne pas admettre les acrobaties instrumentales? Je parlais tout à l'heure d'un certain humour chez Chet Atkins; ça consiste à faire «parler» les notes et à les accompagner parfois d'une grimace, d'un clin d'oeil ou d'un mouvement de la tète. Mais si l'on ne possédait pas son jeu de guitare sur le bout des doigts. on ne pourrait pas faire les deux à la fois, on serait trop crispé.
R.F : Il y a un truc qui, pour moi, fait toujours problème avec le country: c'est son insertion dans la société américaine et ses implications politiques parfois troubles...
M.D : Le country, c'est la musique des gens qui portent de beaux habits, avec des broderies dorées, qui jouent sur des instruments qui coûtent cher. C'est aussi, il faut bien le reconnaître, une musique bourgeoise. une musique de gens arrivés (et non pas arrivistes, attention), une musique blanche ou les interférences avec le blues, qu'elle a pu avoir dans le passé, sont considérablement gommées. En outre, les musiciens country ne se droguent pas, leur public est sage et se contente d'écouter les morceaux et d'applaudir au bon moment, sans faire de tapage... chose qui n'est plus de mise dans le public pop.
R.F : Ça, c'est pour le côté «adulte, bien élevé et conservateur» du public qui, aux Etats-Unis, achète des disques de country et va aux concerts d'Atkins ou de Travis. Mais que dire des musiciens eux-mêmes?
M.D : Les vedettes du country sont en général des gens d'origine sociale très pauvre, et qui sont parvenus à la richesse et à la célébrité justement grâce à cette musique et elle seule. Chet Atkins a expliqué à ce sujet: «Au tout début, la guitare ou peut-être la musique elle-même était un moyen qui me permettait de gagner ma vie à la sueur de mon front.» D'ailleurs, Chet est fils d'un professeur de piano, et sa première guitare achetée 20 dollars chez Sears & Roebuck fut un événement dans sa famille, et il lui avait fallu économiser longtemps pour se la payer! Merle Travis, lui, fut mineur dans une mine de charbon, ce qui explique la sincérité de ce type quand il chante ses «Songs 0f The CoaI Mines». Et Doc Watson est de la campagne.
R.F : Maintenant, on peut se demander pourquoi Doc Watson est parfaitement connu et accepté dans les milieux du folk, alors qu'Atkins ou Travis sont refusés ou ignorés.
M.D : Le public folk n'admet la personnalité d'un artiste que dans la mesure ou il répond à certains critères: Doc Watson joue sur une guitare sèche, une Martin de plus (considérée comme le fin du fin. alors que c'est moins vrai depuis quelques années). Et Doc Watson «fait du folk», tandis que Chet Atkins et Merle Travis jouent de la guitare électrique et ne «sont pas folk». Quand Chet prend une guitare sèche, c'est une classique à cordes nylon. Moi-même, on m'a souvent reproché de jouer certains trucs à l'électrique. En réalité, j'ai beaucoup joué dans des orchestres de rock et de pop et mes influences musicales sont diverses, comme le sont celles de Chet. D'ailleurs, dans mon prochain disque, il y aura un morceau à l'électrique, "Song For Chet" (!), que j'avais fait à l'acoustique dans le premier. Comme ça, les mecs auront le choix.
R.F : Quel a été la rayonnement d'un type comme Atkins dans le monde du rock et de la pop, en dehors de Presley et des Shadows?
M.D : Je l'ai dit pour les Beatles. J'ajouterai que George Harrison, de son propre aveu, éprouve depuis l'âge de dix-sept ans, à l'époque où il le découvrit, une immense admiration pour Chet Atkins. Harrison a eu pour lui ce compliment significatif: «Pour moi, le grand art de Chet ne réside pas dans le fait qu'il soit capable d'interpréter tous les genres de musique, mais plutôt dans la puissance d'expression» Jimi Hendrix même, et ça en surprendra quelques-uns, s'avouait être un fan inconditionnel de Chet et de sa fantastique maîtrise de son instrument. Et puis, Chet a été l'un des tout premiers à utiliser la fameuse pédale wah-wah, dont beaucoup de fans s'imaginent qu'elle a été inventée par Beck ou Clapton.
R.F : Revenons à ton propre travail: tu es en train de préparer un nouveau disque; par rapport au premier, de quoi sera-t-il fait?
M.D : Dans le premier disque, c'était surtout un travail d'initiation à la guitare seule avec tablatures; dans le prochain disque, il y aura toujours les tablatures, bien sûr, mais on y entendra divers accompagnateurs: il y a deux morceaux ou je joue an flat-pick, accompagné par les copains du Bluegrass Connection auxquels s'était joint Jean-Jacques Milteau, l'harmoniciste du Backdoor Jug Band. J'insiste sur lui, car c'est peut-être un futur Charlie McCoy. sans blague!
R.F : Les titres de ces deux morceaux?
M.D : L'un s'appelle «Song For Doc» et l'autre «Poor Lonesome Dadi», tu vois à peu près la genre! Et puis j'ai fait aussi deux chansons où Gary Peterson me prête sa voix; souvent, on voit des disques où le guitariste est invité à accompagner le chanteur, eh bien ici c'est l'inverse. C'est encore un point commun entre Chet et moi: nous ne chantons pour ainsi dire jamais.
R.F : Claude Lefebvre, que l'on a déjà entendu à la guitare avec Steve Waring et occasionnellement Roger Mason, se trouve aussi dans ce disque.
M.D : Oui, Claude joue dans une plage on flat-pick avec moi dans la style de Jerry Reed, l'un des meilleurs jeunes guitaristes sortis de l'école Chet Atkins. Dans un autre morceau, on m'entendra avec Steve au banjo et Roger à l'accordéon cajun, puis Phil Froment au fiddle. Ajoutons un morceau que j'ai fait à la 12 cordes, utilisée pour rappeler la sonorité du piano bastringue, avec une note légèrement fausse. Et puis un duo avec Pierrot Fanen.
R.F : Ça, c'est déjà plus inattendu...
M.D : Eh bien, Fanen s'est passionné pour le country et on a fait connaissance il y a quelques mois. Ça a débouché sur ce morceau qu'on a dédié à nos copains Mandryka, Gotlib et Brétecher, et qui s'intitule «L'Echo Des Savanes». Et ça ne s'arrêtera pas là, puisque Fanen et moi avons décidé de préparer tout un album en duo country.
R.F : Et pour la suite, il parait que Marcel a, selon la formule, «beaucoup d'autres projets»: quoi, par exemple?
M.D : Eh bien, puisque ces artistes ne sont pas représentés dans les catalogues français, je compte faire un album «Spécial Merle Travis», puis un «Spécial Chet Atkins». Et aussi, certainement, un album-méthode pour les débutants en guitare, avec toutes les tablatures. Et toujours d'autres conseils techniques et tablatures tous les mois dans «Rock & Folk».